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[CRITIQUE] Insensibles

Étrange Festival 2012 – Catégorie « Compétition Nouveau Genre »

Insensibles nous a été présenté ni plus ni moins comme « le film de l’année », étant un « chef d’œuvre absolu ». Sur le coup, ça calme. Et ça met aussi la pression, pour nous comme pour l’équipe du film.
Le film est le fruit d’un travail en amont de plus de 6 ans. D’abord engagé comme une production française, le manque de fonds sur le territoire obligea l’équipe à migrer en Espagne, où la majeure partie du film  a vu le jour. Le réalisateur franco-espagnol Juan Carlos Medina signe donc ici son premier film, somme toute plus espagnol qu’autre chose dans son traitement. Brutal, dérangeant, Insensibles a tout pour mettre le spectateur dans une position inconfortable. Et c’est encore plus prenant lorsque le film est maîtrisé de bout en bout.
Il y traite habilement de thèmes souvent casse-gueule, en particulier celui du secret et autres mystères enfouis que son héros va tenter d’élucider. Habile car il y appose en filigrane un pan de l’Histoire que son pays n’arrive pas à oublier, à savoir le franquisme. La Seconde Guerre Mondiale et le régime totalitaire sont mis en parallèle avec le traitement des enfants « anormaux », et tente de définir la notion de monstre ainsi que d’y apposer un visage. Concrètement, ce monstre va successivement passer d’une personne à une autre au fur et à mesure de l’avancement du film, permettant de changer à la fois le ton du récit et l’empathie du spectateur pour les personnages, malgré le malaise ambiant.

© Distrib Films

En introduisant son film en double récit, le réalisateur instaure son fil directeur qu’il gardera du début à la fin. D’un côté il entre brusquement dans la vie d’un chirurgien, David Martel, à notre époque. Un accident de voiture va changer sa vie : il perd sa femme, et apprend durant son hospitalisation qu’il est atteint d’une maladie qui peut lui être fatal. En parallèle, la seconde intrigue se tient à l’aube du XXe siècle, mettant en scène des enfants insensibles à la douleur, et qui vont être enfermés à vie, les médecins d’alors pensant qu’ils peuvent être extrêmement dangereux. Arrachés des bras de leurs parents, le ton est donné : la cruauté est bien présente, et instaure une ambiance extrêmement malsaine. Pour mieux procurer ce sentiment, Juan Carlos Medina s’attarde sur deux de ces enfants, rendant ainsi le choc du traitement encore plus puissant. Le pouvoir de destruction de ces gamins, finalement fondamentalement innocents, puis des adultes, qui eux sont conscients de leurs actes, instaure une atmosphère lugubre. Les rapports de forces sont terriblement injustes, et le réalisateur joue justement avec nos nerfs jusqu’à contrebalancer de manière plutôt attendue ces positions de domination.
Tout le long du film, ces deux récits vont s’alterner, et l’on se doute assez vite des différents liens narratifs entre eux, et qui aboutira d’ailleurs à une rencontre assez bluffante en guise de conclusion. Parfois pénible et poussive, la construction reste tout de même foncièrement efficace, les genres se brouillant facilement, nous faisant perdre nos repères et garder cette dimension précaire et pesante. En usant d’un contexte historique difficile à traiter (de surplus pour un premier film) pour mettre en place toute son histoire, qui relève presque de l’anecdotique à cette échelle, Medina ne manque pas d’ambition. Il octroie à chacun de ses personnages une quête, un objectif comme une lueur d’espoir dans l’univers sombre dans lequel ils vivent. Une mélancolie se dégage même de cet acte, car on sait ces personnes perdues, leur existence est scellée, quelle que soit la cause de leur mal.
Le travail effectué sur la photographie est tout aussi mémorable, elle épouse le récit, souvent très sombre, et dégage une mélancolie presque fantastique, laissant transparaître dans ses plans quelques brins de lumière, lueur d’espoir pour les personnages, dont c’est la seule espérance dans leurs vies de condamnés.

© Distrib Films

Insensibles se pose la question de la monstruosité, surtout au moment de l’internement des enfants : ces derniers sont-ils la véritable manifestation du Mal, par leurs caractéristiques physiques hors-normes, ou alors sont-ce les médecins, qui gardent ces enfants enfermés pour toujours dans cet hôpital-prison, dans des conditions empêchant forcément leur développement ? Tout laisse à supposer que les adultes sont ici les coupables, ne sachant que faire face à une situation comme celle-ci. En effet, le spectateur est placé du point de vue des enfants insensibles, ce qui permet de créer une empathie directe envers eux, et donc de diriger notre regard vers ceux qui vont finalement être vu comme étant « insensibles », mais cette fois non pas de manière physique, mais morale. Et pourtant, le film brille de ce côté par ce qu’il fait de ce statut attribué à chacun, les positions de chacun vont changer, voir s’inverser, les causes étant l’arrivée de nouveaux personnages dans le récit, ainsi que le contexte historique.
Juan Carlos Medina, s’il signe ici son premier film, s’inscrit tout de même directement dans la catégorie des films de genre ibériques ayant pour toile de fond  la Seconde Guerre Mondiale et l’Espagne franquiste. A la manière d’un Guillermo del Toro, il démontre ici un pays qui n’arrive toujours pas à tirer un trait sur son passé, et si le propos est parfois un peu lourd, même si toujours juste, il s’en sert brillamment pour faire avancer son récit. Encore une fois, l’influence, notamment, de del Toro se fait ressentir, notamment en comparaison avec Le Labyrinthe de Pan. Insensibles lorgne à sa manière vers le fantastique, les enfants sont ici présentés comme dans un conte noir, et la grande part de mystère qui réside dans le film contribue à l’atmosphère ambiante surnaturelle.
Du drame au film d’horreur atmosphérique, en passant par le thriller, Insensibles oscille entre les genres, parfois péniblement, mais avec tout de même un certain brio dans la continuité. Et d’ailleurs, le film ne trouvera finalement jamais sa voie. Le drame au début chez Martel, qui tendra de plus en plus vers le thriller, va petit à petit se mélanger à l’horreur de la prison où sont gardés les enfants, pour que le film finisse dans un élan surnaturel, presque fantastique. La scène finale, même si elle verse un petit peu dans le trop plein d’effets, reste scotchante et prouve que pour un premier long-métrage, le réalisateur fait preuve d’une sagesse et d’une maîtrise assez impressionnantes.

Pour son premier film, Juan Carlos Medina signe une œuvre extrêmement bien maîtrisée, malgré la lourdeur ponctuelle de l’alternance entre les deux récits et leurs connexions mutuelles. Dans la lignée de grands réalisateurs hispaniques, il multiplie les genres traités ainsi que les fausses pistes sur fond d’Espagne franquiste et entre donc dans la lignée des réalisateurs à suivre de très près dans les années à venir.
Titre Français : Insensibles
Titre Original : Insensibles
Réalisation : Juan Carlos Medina
Acteurs Principaux : Alex Brendemühl, Tomas Lemarquis, Juan Diego
Durée du film : 01h45
Scénario : Luis Berdejo, Juan Carlos Medina
Musique : Johan Söderqvist
Photographie : Alejandro Martinez
Date de Sortie Française : 10 Octobre 2012

 

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