Il est temps de vous parler aujourd’hui de l’un de ces films que nous n’avons pas eu le temps de traiter avant la conclusion de nos bilans et qui pourtant, se retrouve en tête de certains. Anna Karenine, roman de Léon Tolstoï, a connu au fil des années, et ce, depuis le début du siècle précédent, un nombre impressionnant d’adaptions. Le rôle de cette femme, à la fois avenir de la Russie et impératrice de la déchéance, est ainsi passé de main en main, de Greta Garbo à Vivien Leigh ou encore Sophie Marceau pour s’arrêter à cet instant dans celles de Keira Knightley.
Qu’attendre donc d’une histoire qui a déjà été maintes et maintes fois racontée ? Et bien tout et rien à la fois. Le résultat aurait pu s’apparenter à une redite profitant de la matière exquise proposée par Tolstoï, ou à une belle histoire d’amour quelconque. La présence de Joe Wright à la réalisation ne pouvait pas non plus forcément nous rassurer. Aussi brillant eut-il été sur ses précédents films, ceux-ci présageaient une vision tout aussi exclusivement romanesque de cette histoire qui méritait une réalisation toute aussi moderne que son personnage principal.
Et là, quelle surprise, Joe Wright, à l’aide de son directeur de la photographie Seamus McGarvey, frappe bien plus loin que l’aurait osé tout autre réalisateur, en nous offrant l’un des plus beaux instants du cinéma de l’année 2012. Sa réalisation d’un esthétisme démesuré, à la technique sans défaut, mêlant théâtre et cinéma, impose le respect dès ses premières minutes. Le roman de Tolstoï a enfin muri après tant d’adaptations.

Anna Karenine s’ouvre sur la scène d’un théâtre, et pourtant ce n’est pas le théâtre en tant qu’objet qui est représenté ici, mais bien le théâtre de la vie. C’est léger et comique que le film commence, en contraste avec tout ce qui va suivre. La situation de ces personnages, pour nous appâter semble joyeuse, à part quelques affaires à régler, tout va pour le mieux. Pour l’instant, à la manière d’une machine, chaque personnage, tel une pièce, est à sa place, ne cherchant pas à rompre son cycle. Mais voilà, Anna Karenine est une œuvre sur l’amour désenchanteur, social. Dès que celui-ci vient s’immiscer, que le monde se sépare en couche, le sourire disparait, tout ne semble plus qu’être faux-semblants. Car l’amour ne semble qu’être mimé, tel un fantasme caché, sans devenir vivant, sans devenir le sentiment humain habituel. Mais dès lors qu’elle se permet la matière, qu’elle s’affiche, que la rupture prend forme, tout bascule. A travers une sorte d’hommage dédié à Griffith et son film l’Eventail de Lady Windermere, le récit amène au grand jour à la fois l’amour et la mort. La seconde, pas forcément humaine, s’abat alors, révélant la vraie nature des gens. Mais il ne s’agit là que de la rupture de ces faux semblants, de l’admission d’un amour passionnel, et non plus de rang social. C’est à l’instant où enfin l’amour se permet d’enfreindre la loi des mœurs, où il se dévoile à l’occasion d’un seul instant éphémère, qu’il entraîne sa propre mort. La mazurka s’élance, portée par le travail de Seamus McGarvey, autour de cet extrême romanesque, il fait disparaitre le monde. Le temps s’arrête, seuls Anna Karenine et Vronsky subsistent. Autour d’eux le monde n’est plus que nuage, que néant, aussi bien symboliquement que littéralement, devenant ainsi seul véritable instant d’amour physique, voyeur. La jalousie monte, le rythme s’accélère, l’alchimie du couple est faite, alors qu’autour, les partenaires s’échangent et se rassemblent. Anna Karenine, elle qui était voilée, comme endeuillée, se dévoile, appréhendant le monde d’une nouvelle manière. Plus le récit va de l’avant, plus elle admet ce trait de sa personnalité, plus elle comprend aussi que son mari, Alexis Karenine, interprété par Jude Law, lui est autant nécessaire que celui de Aaron Taylor Johnson, le comte Vronsky. Pour l’un les sentiments ne sont pourtant que factuels, affaire d’une signature, alors que pour l’autre, tant qu’il reste canalisé, il peut être passionnel. Mais c’est elle qui ne parvient jamais à se positionner sur ce sentiment.

Ainsi, si le fantasme parvient à subsister ensuite, l’on comprend dès que le bal arrive que rien ne peut plus tourner correctement. Que l’amour ne peut qu’être à son tour faux semblant, s’étant lui-même corrompu, rongeant ses protagonistes, ne pouvant plus qu’exister hors du théâtre, dans un nouvel espace épuré. C’est alors la mort qui prend entièrement place, celle qui n’était présente que pour dévoiler la nature des personnages, remplace cette même nature, omniprésente, comme prédestinée. A première vue, le théâtre s’impose en filigrane derrière le récit filmique, mais peu à peu, lorsque les faits s’enchainent, tiraillés par une passion dévorante, la distinction des milieux prend clairement sens. Au-delà du mélange constant du lieu théâtral et de la scène cinématographique, ce mélange orchestré de manière savante et forçant le respect, l’on ne tombe jamais dans ce qui aurait pu être un bête réflexion théâtrale mais bien filmique. Malgré cette abstraction constante du lieu, du monde filmé, du monde joué et du monde représenté, les plans longs formant le récit de part en part, portés par une musique entrainante, valsant entre ces moments, nous permettent peu à peu de nous positionner par rapport à ces univers distincts, dépassant le simple exercice esthétique. C’est par cette compréhension fascinante du medium dont se fait chef d’orchestre Joe Wright que le roman de Tolstoï est porté. Pourtant le réalisateur semble se poser constamment des questions purement théâtrales, tel que l’idée de l’occupation de l’espace, permettant aux personnages d’être constamment en mouvement, ou encore l’idée d’appuyer la parole performative. L’idée d’utiliser un théâtre en bois, purement éphémère, pourrait lui aussi paraitre comme une autre volonté symbolique. Mais c’est surtout face hors au hors-scène que Joe Wright propose une véritable lecture, c’est d’ailleurs là qu’il y trouvera son nouvel espace épuré. Prenant parfois la forme de différentes peintures, tel que Le Déjeuner sur l’Herbe de Manet, cet espace se réapproprie l’aspect d’un autre art dont le cinéma s’inspire constamment. Mais seul un homme arrive à subsister dans cet espace : Lévine, incarné par Domhnal Gleeson. L’homme qui fut jadis désespéré par ce théâtre des sentiments, attire désormais un à un ceux qui peuvent se détacher de l’artificiel.

Anna Karenine 3

Peu à peu, ces espaces deviennent microcosmes de symboliques. La scène devient le lieu de la mondanité, alors que l’orchestre devient, avec les coulisses, la maison du peuple, là où la vérité peut transparaitre. La seule manière de dépasser la barrière de ces univers semble être l’amour, se manifestant dans un tout autre espace, étranger au théâtre. Mais alors que les personnages s’engouffrent inexorablement dans cette spirale romantique, le mondain est remplacé par l’hypocrisie, le peuple par l’honnêteté. Dépassant la simple conception du rang social, ce sont des symboles humains qui s’enchevêtrent alors les uns aux autres. Le travail de Joe Wright nous achève ensuite sur un dernier détail, apparemment anodin : l’importance du reflet. On ne le dit jamais assez, le miroir est reflet de la réalité, il applique ici le dicton à la lettre. Dans cet univers théâtral, seuls les miroirs nous relient avec la réalité de notre monde, celle qui ne peut qu’annoncer de mauvais présages. Cette sur compréhension des espaces, que nous entreprenons inconsciemment de maitriser, nous met mal à l’aise à l’occasion de toutes ces scènes où l’espoir renait dans le mauvais lieu, car nous y attendons de nouveau une réalité imagée, fictive. Aaron Taylor Johnson parvient à donner corps au personnage de Vronsky. Il nous revient encore plus mature que jamais, nous offrant une nouvelle facette de sa personnalité après Savages. Mais face à un Jude Law au meilleur de sa forme, le jeune acteur perd parfois de son audace, ainsi que le fait son personnage, et c’est compréhensible, voilà longtemps que l’on n’avait pas vu Jude Law porter avec autant de force un tel rôle. Son personnage, devient le seul élément permettant au spectateur de s’accrocher à un fil, à la fois bourreau et sauveur, mari et ami, il permet le rétablissement de certains personnages. Cet aspect du bourreau, il le perd, le cédant à Anna Karenine. Celle-ci, n’arrivant pas à se positionner, fait le malheur des uns et des autres, devenant bourreau de cet amour qu’elle ne comprendra jamais. Là où l’on aurait pu trouver à critiquer Keira Knightley dans son jeu hystérique dans A Dangerous Method, elle incarne ici la véritable égérie qu’aurait pu représenter le personnage d’Anna Karenine, perdue entre mœurs et amour, d’une élégance remarquable.


Russie, 1874, la belle et ardente Anna Karénine jouit de tout ce à quoi ses contemporains aspirent : mariée à Karénine, un haut fonctionnaire du gouvernement à qui elle a donné un fils, elle a atteint un éminent statut social à Saint-Pétersbourg. À la réception d’une lettre de son incorrigible séducteur de frère Oblonski, la suppliant de venir l’aider à sauver son mariage avec Dolly, elle se rend à Moscou.


Du romanesque de base qui construisait l’histoire d’Anna Karenine, Joe Wright se propose de dépasser la simple conception d’un icône qu’est son personnage principal pour transformer toutes ses images en conducteurs de sentiments. Par ses idées de mise en scène, de cadres, l’importance du rythme et de l’espace, notre réalisateur semble finalement récupérer un cheval de bataille entrainé il n’y a encore pas si longtemps par Wong Kar-Wai.
Titre Français : Anna Karénine
Titre Original : Anna Karenina
Réalisation : Joe Wright
Acteurs Principaux : Keira Knightley, Jude Law, Aaron Taylor-Johnson
Durée du film : 2h 11min
Scénario : Tom Stoppard d’après l’oeuvre de Léon Tolstoï
Musique : Dario Marianelli
Photographie : Seamus McGarvey
Date de Sortie Française : 5 décembre 2012

A propos de l'auteur

Rédacteur stellaire, parle cinéma, jeux-vidéo et de bien d'autres choses inutiles. Dirige entre autres les larbins qui enrichissent ce blog fondé quelque part aux environs de l'an de grâce 2011. Raconte des bêtises sur @noxkuro

Une réponse

  1. Lenny I. Singleton

    Si Le Soliste avait déçu, Joe Wright avait plus que redressé la barre avec Hanna , quête initiatique inoubliable aux multiples strates portée par la partition vrombissante des Chemical Brothers. Avec Anna Karenine il renoue avec l’adaptation littéraire (après Orgueil et préjugés d’après Jane Austen et Reviens-moi d’après Ian McEwan, ses deux premiers films) en s’attaquant à ni plus ni moins qu’un monument, Tolstoï. Nombreux sont ceux qui se sont frottés à Anna Karenine, et pas les plus mauvais, de Julien Duvivier à Bernard Rose pour des résultats pas toujours à la hauteur, et Joe Wright aborde l’exercice avec autant de respect que de tentation visionnaire. Il trouve ainsi l’équilibre parfait entre classicisme racé et modernisme, brisant les murs de la réalité avec la même élégance qu’il déplace des pans entiers de décors, touchant au génie dans son mariage entre littérature, théâtre et cinéma. Anna Karenine est un film incandescent, virevoltant, qui transcende la narration conventionnelle pour atteindre une forme de cinéma hybride tellement sophistiqué qu’il paraitra sans doute détestable à une grande partie de la critique et du public. Joe Wright rejoint presque Alain Resnais dans cette hybridation entre diverses formes d’expression artistique mais y greffe un récit au moins aussi riche que ses décors et un traitement qui n’est pas sans rappeler le chatoiement du grand Hollywood.

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